Comment j'ai conçu et testé un système d'arbre Decca DIY pour l'enregistrement de 64 musiciens au Palais des Congrès de Vittel
Le projet : un CD après 11 ans d'attente
Octobre 2024. L'Orchestre d'Harmonie de Vittel s'apprête à enregistrer son nouveau CD, le dernier était en 2013. Onze années de concerts, de répertoire accumulé, de travail collectif. Le directeur artistique Walter Demontrond et chef d'orchestre Christophe Jeannot ont sélectionné 9 pièces représentatives de ces années : High Voltage, Fire in the Blood, How to Train Your Dragon, Conga del Fuego Nuevo... À cela une pièce du compositeur Walter Demontrond La Vie est Telle a aussi été enregistrée, pièce maîtresse de ce projet.
64 musiciens. Du niveau CNSM Paris aux élèves de 1er cycle. Un défi artistique, mais aussi un défi technique : comment capter fidèlement la richesse sonore d'un tel ensemble dans le Palais des Congrès de Vittel ?






Partie 1 : Concevoir un arbre Decca modulaire
Le problème avec les solutions du marché
Les arbres à micros professionnels (DPA, Schoeps, etc.) coûtent relativement cher. Pour un enregistrement ponctuel ou pour tester différentes configurations, c'est un investissement difficile à justifier. De plus, les systèmes standards manquent souvent de flexibilité : hauteurs fixes, espacements prédéfinis...
J'avais besoin de quelque chose de :
- Modulaire : ajustable en hauteur et espacement
- Transportable : démontable facilement
- Économique : utiliser du matériel existant ou accessible
- Solide : supporter 3 micros à condensateur sans fléchir
La configuration Decca : rappel théorique
Un arbre Decca classique utilise trois microphones en configuration triangulaire :
- Deux micros L/R espacés de 40cm à 2m selon la largeur de la source
- Un micro central positionné 25-50cm en avant des L/R
- Directivité : généralement cardioides ou large cardioides
- Hauteur : 2-4m selon l'acoustique et la scène
Cette technique offre :
- Image stéréo large et naturelle
- Bonne localisation des sources
- Cohérence de phase entre les micros
- Rendu spatial immersif
Ma solution : tubes alu modulaires
Après quelques semaines de recherche et études des techniques liées aux arbres à Decca pour valider les dimensions et contraintes mécaniques, j'ai opté pour cette configuration :
Matériel utilisé :
- 3× tubes aluminium Ø40mm × 1,5m
- 1× coupleur en T aluminium (branches 5cm)
- 3× pinces Manfrotto Superclamp + adaptateur micro
- 1× Avenger D650 Junior Boom Arm
- 1× Manfrotto 087NWB Wind Up (pied lesté)
- 1× Manfrotto Autopole 033B Extension Tube
Pourquoi Ø40mm ?
Sur 1,5m de portée avec le poids de 3 micros, un tube de 30mm risquait de fléchir. Le 40mm offre une rigidité suffisante avec une épaisseur standard de 2-3mm. Si je devais industrialiser le système, je descendrais à Ø30mm avec épaisseur 2,5-3mm pour gagner du poids.
Le système de couplage en T
Le raccord en T (branches 5cm) assure la jonction des trois tubes de 1,5m. Pour un prototype commercial, j'augmenterais les branches à 8-10cm pour une meilleure distribution du poids.
Configuration micro choisie
Pour cet enregistrement, j'ai utilisé 3× Neumann TLM170 en configuration triangulaire équilatérale :
Géométrie :
- Micros L/R : espacés de 2m
- Micro central : 1m de distance de l'axe central (donc triangle isocèle) de 2m de base 1m de hauteur.
- Hauteur totale : ~3m du sol
Pourquoi cette géométrie ?
- 2m d'espacement L/R : pour un orchestre de 64 musiciens répartis sur ~8-10m de largeur, cela offre une captation large sans exagération stéréo
- Triangle équilatéral : cohérence de phase optimale, les trois micros sont équidistants
- TLM170 : omnidirectionnel, réponse en fréquence étendue (20Hz-20kHz), SPL élevé (130dB), peu coloré, parfait pour l'orchestre et surtout disponibles autour de moi.
Complément de captation :
- 2× Neumann TLM170 en outriggers (élargissement stéréo)
- 3× AKG C414 TLII en Room (L, C, R) pour l'ambiance de salle
- ~40 micros d'appoint (KM184, C414, M7, etc.) sur les pupitres

Partie 2 : L'enregistrement - 3 jours, 9 pièces, 64 musiciens
Le cadre : Palais des Congrès de Vittel
Dates : 18-20 octobre 2024 (vendredi soir + weekend complet)
Challenge #1 : L'espace scène
Le Palais des Congrès de Vittel offre une belle acoustique, mais la scène s'est révélée étonnamment compacte pour 64 musiciens + le dispositif d'enregistrement. Entre les pupitres, les pieds de micros, les câbles, et l'arbre Decca au centre, chaque centimètre comptait.
Challenge #2 : Le temps
9 morceaux en 3 jours. Soit ~3 pièces par jour, avec répétitions, prises multiples, et réglages son entre chaque morceau. Le planning était serré :
Vendredi 18/10 :
- 19h00 : Installation musiciens
- 19h45 : Réglages son
- 20h30-22h30 : High Voltage
Samedi 19/10 :
- 09h30-12h30 : La vie est telle, Sparks of Fire
- 14h00-19h00 : Fire in the Blood, Alcatraz
Dimanche 20/10 :
- 09h30-12h30 : How to Train Your Dragon, Cold Play
- 14h00-19h00 : Le tour du monde en 80 jours, Conga del Fuego Nuevo
Les dernières heures étaient très éprouvantes pour toute l'équipe, ces deux jours étaient extrêmement denses, concentration, physique, moral, tout un système humain mis à rude épreuve. Pourtant ce système humain a été incroyablement dédié à cette aventure malgré la fatigue et la concentration soutenue.
Montage de l'arbre
Installation :
- Positionnement du pied lesté Manfrotto au centre scène, l'axe de l'arbre à micros était positionné juste au-dessus du chef
- Extension verticale jusqu'à ~3m
- Fixation du boom Avenger D650
- Assemblage des 3 tubes de 1,5m avec le coupleur en T
- Positionnement des 3 Superclamps + adaptateurs micro sur les tubes
- Montage des TLM170
- Câblage vers le stage box (Protool Carbon via AVB) + RIO Dante
Temps de montage : ~45 minutes (première fois)
Stabilité : Excellente. Le pied lesté + D650 offrent une base très solide. Aucune vibration perceptible, même avec les cuivres fortissimo.
Workflow d'enregistrement
Chaîne de signal :
3× TLM170 (Arbre Decca) / ~40× KM184/C414/M7/etc. (pupitres)
↓ ↓
Protool Carbon (préamplis) Yamaha RIO 3224 D2
↓ ↓
AVB (Audio Video Bridging) RME Digiface Dante/MADI
↓ ↓
Mac Book Pro (Pro Tools) (via agrégation matérielle)
Session Pro Tools :
- 48 pistes simultanées
- 88,2kHz / 24bit
- Monitoring casque pour le chef
- Monitoring multiple en régie
Méthodologie :
Pour chaque morceau :
- Échauffement orchestre (5-10 min)
- Prise de référence complète (repérage des passages problématiques)
- Prises sectionnées par passages difficiles
- Prise finale complète si possible
- Validation avec le chef + directeur artistique Walter Demontrond
Les ajustements terrain
Ce qui a bien fonctionné :
→ Stabilité de l'arbre : aucun problème mécanique
→ Image stéréo ultra cohérente : la configuration triangulaire 2m L/R + 1m central offrait un sweet spot large
→ Isolation acoustique : les TLM170 en omni captaient bien l'orchestre sans trop de réverbération
Ce qui pourrait être amélioré :
▸ Graduations sur les tubes : en l'absence de marquage, repositionner précisément les micros entre les sessions était approximatif. Il faudrait graver ou coller des graduations (tous les 10cm) sur les tubes pour un réglage millimétré.
▸ Hauteur peut-être insuffisante : à 2,5m, l'arbre captait très bien les premiers rangs (bois, cuivres proches), mais manquait légèrement de précision sur les rangs du fond (percussions, cors). Une hauteur de 3m aurait peut-être offert une meilleure homogénéité verticale. Les micros d'appoint ont permis de rattraper ce manque de précision.
▸ Gestion des câbles : avec 48 pistes + alimentation fantôme + réseau AVB/DANTE, le nombre de câbles XLR était impressionnant.

Partie 3 : Résultats et apprentissages
Rendu sonore
Écoute sur l'arbre Decca seul (3× TLM170) :
L'image stéréo était large, naturelle et cohérente. La configuration triangulaire offrait :
- Bonne localisation des pupitres (clarinettes gauche, trompettes centre-droit, percussions arrière)
- Profondeur de champ intéressante (premier plan vs arrière-plan)
- Équilibre spectral satisfaisant (pas d'excès de graves ni d'aigus)
Avec les micros d'appoint :
Le mixage de l'arbre + les 40 micros de pupitre permettait :
- De "zoomer" sur certaines sections pour les solos
- D'ajuster l'équilibre dynamique (renforcer les bois face aux cuivres)
- De maîtriser la réverbération (ratio direct/ambiance)
Limitation identifiée :
Le manque de précision sur les rangs du fond (percussions, timbales) était compensable en mixage avec les micros d'appoint, mais une hauteur accrue (3m+ vs 3m) aurait donné plus de marge en captation directe. J'était toutefois au bout de l'extension possible du pied.
Ce que j'ai appris
1. La modularité est essentielle
Un système commercial devrait proposer :
- Tubes de 50cm ou 1m avec manchons
- Plusieurs hauteurs de coupleur en T (5cm, 10cm, 15cm)
- Graduations claires sur chaque tube
- Kit de base + extensions vendues séparément
2. Le Ø40mm est un bon compromis
Pour 1,5m de portée, le Ø40mm (épaisseur 2-3mm) offre rigidité + poids maîtrisé. Descendre à Ø30mm nécessiterait une épaisseur de 2,5-3mm et une validation de charge (simuler 3× micros + pinces).
3. La géométrie dépend du contexte
- Petit ensemble (20-30 musiciens) : 1m L/R, micro central à 50cm
- Orchestre moyen (40-60 musiciens) : 1,5m L/R, micro central à 75cm
- Grand orchestre (60-80 musiciens) : 2m L/R, micro central à 1m
- Symphonique (80-100 musiciens) : 2,5-3m L/R, micro central à 1,25-1,5m
→ Avoir des tubes modulaires permet d'adapter la géométrie sans changer tout le système.
4. La hauteur est critique
Plus l'orchestre est profond (rangs nombreux), plus il faut élever l'arbre. Règle empirique testée :
- Orchestre sur 3-4 rangs : 2-2,5m
- Orchestre sur 5-6 rangs : 2,5-3m
- Orchestre sur 7+ rangs : 3-3,5m

Conclusion : Quand la technique rencontre l'humain
Au-delà des tubes et des micros
Ce weekend d'enregistrement m'a rappelé une vérité essentielle : la technique n'est pour moi jamais une fin en soi. Elle n'existe que pour servir la musique et les musiciens qui la font vivre.
Oui, l'arbre Decca modulaire a fonctionné techniquement. Oui, les TLM170 ont capté une image stéréo cohérente et homogène. Oui, les 48 pistes ont été enregistrées sans accroc ou presque. Mais ce n'est pas ça qui restera.
Ce qui restera
Ce qui restera, ce sont les 20 heures suspendues au Palais des Congrès de Vittel. Les 64 musiciens concentrés, patients, persévérants. Le silence entre les prises, chargé d'une intensité particulière. Les regards échangés avec Christophe quand une prise était la bonne. Les sourires fatigués mais heureux de Walter après l'enregistrement de La Vie est Telle, sa propre composition que l'orchestre interprétait pour la première fois.
Ce qui restera, ce sont les moments de grâce. Cette prise de Conga del Fuego Nuevo, dernier morceau de la dernière journée, où tout a enfin cliqué. Cette montée dramatique dans How to Train Your Dragon qui m'a donné des frissons derrière la console, puis de nouveau lors des sessions de mixage. Ces 80 jours de tour du monde musical condensés en 8 minutes intenses, aux mélanges de timbres ingénieux et aux nuances subtiles qui font honneur au magnifique roman de Jules Verne.
Ce qui restera, c'est la générosité de cette communauté musicale.
L'art de l'invisible
Mon métier d'ingénieur du son est étrange : quand je fais bien mon travail, personne ne remarque ma présence. Les câbles disparaissent, les micros se font oublier, la technique s'efface devant la musique.
Ce weekend, avec Umberto et Damien à mes côtés et Walter en directeur artistique, nous avons eu l'honneur d'être ces artisans de l'invisible. Complémentaires avec Christophe, pour que l'orchestre donne le meilleur de lui-même.
Quand Anne nous a écrit, au sortir du projet : "Il n'y a parfois que le silence pour admirer cet Orchestre quand son âme agit. Pas de mots, juste des larmes de bonheur et de fierté", j'ai compris que nous avions réussi notre mission. Parce que la technique avait disparu au profit de l'émotion.
158 ans d'histoire, un instant de grâce
L'Orchestre d'Harmonie de Vittel porte 158 ans d'histoire. Ce weekend n'était pas qu'un simple enregistrement : c'était un instant rare, hors du temps, où cette histoire prenait forme sur un support qui traversera les années.
Graver de la musique, c'est graver des morceaux de vie. C'est figer l'éphémère, rendre immortel ce qui ne dure que quelques minutes. C'est un acte d'une responsabilité immense, et d'une beauté vertigineuse.
Merci
Merci à Christophe de m'avoir fait confiance (une nouvelle fois) pour ce projet. Merci à Walter pour sa bienveillance et son exigence. Merci à Anne pour sa sensibilité et son enthousiasme et M E R C I à l'orchestre pour sa patience lors des réglages micros, pour sa concentration lors des multiples prises et pour son professionnalisme tout au long de ces trois jours intenses.
Merci Damien ainsi qu'Umberto pour m'avoir suivi dans ce projet technique farfelu pour leur aide précieuse pendant l'installation, le démontage, leur bonne humeur et leur persévérance quand la mienne arrivait à bout de souffle. Michel, tes photos sont juste magnifiques et je suis content de t'avoir eu à mes côtés pour ce projet. Merci aussi à Sophie et son soutien de chaque instant, avant, pendant, après, et ces certitudes quand le doute me gagne.
Et maintenant ?
Le prototype d'arbre Decca a validé son concept. Les améliorations possibles sont identifiées (graduations, modularité accrue). Mais je ne sais pas encore quelle forme prendra la suite : kit commercial, plans open source, ou simplement partage d'expérience avec d'autres ingénieurs du son.
Ce qui est certain, c'est que ce weekend m'a rappelé pourquoi je fais ce métier : pour être au service de ces moments où "l'âme agit", où la technique s'efface devant l'humain, où la musique transcende tout le reste.
La Vie est Telle prend déjà le chemin de Rennes et de Cahors, portée par d'autres orchestres. Peut-être que ce CD fera le tour du monde, peut-être pas. Mais il portera en lui l'empreinte de ces trois jours suspendus, de ces 64 musiciens, de cette folie collective et magnifique.
Et ça, aucun arbre à micros, aussi perfectible soit-il, ne pourra jamais le capturer entièrement.
Crédits :
- Direction : Christophe Jeannot et Walter Demontrond
- Orchestre d'Harmonie de Vittel (64 musiciens)
- Collaboration ingénierie son : Umberto DeAbreu et Damien Conessa
- Soutien Logistique (et moral) : Sophie Morel
- Photo : Michel Nicolas
- Palais des Congrès de Vittel
- Soutien Matériel : Lagoona Strasbourg
Matériel :
- Micros : Neumann TLM170, TLM49, KM184, AKG C414, Sennheiser M7
- Préamplis : Protool Carbon 8, SSL VSD, Yamaha RIO D2
- Conversion : RME Digiface Dante/MADI, FerroFish
- DAW : Pro Tools (88,2kHz/24bit)
- Réseau : AVB, DANTE